Haïti: Mémoires et oubli de la Révolution haïtienne
Le facteur historique détermine, depuis deux cents ans, les aspects singuliers de l’univers haïtien, dont la date de naissance coïncide avec l’abolition de l’esclavage et la naissance de la première république noire en 1804. En Haïti, la mémoire devient un élément fédérateur, peut-être le seul dénominateur commun d’une société verticale divisée en castes. A toutes les latitudes sociales, la mémoire de la résistance à l’esclavage se charge d’une valeur identitaire et d’un sentiment d’appartenance à la même communauté historique. Mais il s’agit bien d’une mémoire sélective, qui coïncide avec la mémoire de la Révolution haïtienne et de l’Indépendance, tout en effaçant la période coloniale ainsi que la période post révolutionnaire.
À l’inverse de l’occultation mise en œuvre par les puissances occidentales, cette mémoire a été intégrée, de façon transversale, par les différents groupes sociaux du pays, et Haïti dispose aujourd’hui d’un patrimoine matériel et immatériel exceptionnel fondée sur la culture populaire, encore peu reconnu par les institutions publiques et la communauté internationale.
La série ici (2012 - 2013) présentée retrace l’expérience multiple de cette mémoire capitale, les descendants des révolutionnaires, le panthéon du vaudou haïtien, l’épopée des descendants « polonais », le carnaval de Jacmel, les objets-reliques de héros nationaux, et les nouvelles formes de réappropriation du passé, jusqu’à l’impressionnante initiative populaire du « Mouvement pour la Réussite de l’Image des Héros de l’Indépendance d’Haïti ».
En Haïti, la mémoire de la Révolution ne peut pas ignorer l’organisation spécifique de sa société, de type vertical, où, à chaque groupe social correspond une histoire particulière. D’un coté, celle de l’élite au pouvoir, constituée, en plus grand nombre, par les descendants des « affranchis » ou des « libres de couleur » (désignés par le terme « mulâtres ») et de l’autre coté, la mémoire populaire des paysans, à la campagne ou dans les périphéries urbaines, descendants des esclaves africains et créoles. De Jacmel au Cap, en passant par Port-Au-Prince, les familles issues de la petite et grande bourgeoisie ont hérité une mémoire familiale fondée sur des récits oraux, sur des documents d’archive et plus rarement sur des objets. Certaines parmi d’elles ont effectué des recherches généalogiques en s’intéressant de plus prêt à la complexité de leur histoire familiale qui n’est jamais à sens univoque : ascendance servile et ascendance libre se combinent souvent dans le même arbre généalogique, comme dans le cas de Lorraine Steed, descendante d’une riche famille mulâtre haïtienne dont l’ancêtre fut « Modeste l’Africaine », une jeune femme esclave née en Ethiopie.
Ces familles sont souvent liées aux personnalités politiques de l’histoire haïtienne. Mais une figure se détache des autres : l’héros révolutionnaire Jean Jacques Dessalines. La plupart de ces anciennes familles revendiquent une ascendance directe du général Dessalines considéré dans l’imaginaire collectif le vrai libérateur de l’île (et non, Toussaint Louverture, comme voudrait la tradition républicaine européenne).
Les couches paysannes, désormais en grand partie urbanisées, ont intégré la mémoire de l’esclavage dans d’autres formes de narrations que celles du récit familial. Elles portent une mémoire collective ancestrale qui a choisi la religion vaudou comme lieu principale d’expression.
A coté des ses pratiques, les activités du « Mouvement pour la Réussite de l’Image des Héros de l’Indépendance de Haïti » sont révélatrices d’une mémoire sélective poussée jusqu’aux extrêmes. Cette association, fondée en 2006 par Destiné Jean Marcellus, alias « Dessalines », est située dans la commune de Croix-de-Bouquets, à quelques kilomètres de la capitale. Le mouvement regroupe une vingtaine des jeunes, hommes et femmes, issues des classes défavorisées de la capitale, des chômeurs, des étudiants universitaires et des travailleurs actifs. Les jeunes sillonnent les quartiers des principales villes, Jacmel, Port au Prince, Gonaïves, Le Cap, invités à l’occasion des grandes fêtes nationales (le 1er janvier de chaque année pour le jour de l’indépendance, le 18 novembre, pour la bataille de Vertières, etc.), répondant à un public de plus en plus nombreux et fidèle à la cause du mouvement. Sous l’égide de leur fondateur, ils mettent en scène les principaux héros de la Révolution, aidé par un déguisement minutieux, par une panoplie de gestes, de chants et de paroles qui renvoient directement à l’époque révolutionnaire. L’objectif revendiqué de la représentation est d’ordre pédagogique : « enseigner aux nouvelles générations, précaires et peu instruites, l’histoire glorieuse de la Révolution haïtienne ».
Dans un mélange d’éléments hétéroclites empruntés à l’histoire et à la mythologie, la réappropriation de la mémoire débouche ici à son plus grand paroxysme : la réincarnation de la Révolution. Le passé ressurgi au présent. Le peuple des bas-fonds se mute en héros, en vainqueur et devient l’unique protagoniste de l’Histoire, du moins le temps d’une représentation.
Nicola Lo Calzo