Agouda Mémoires africaines de l’esclavage entre vie privée et politiques d’Etat
Au cours des deux dernières décennies, la traite négrière occidentale a reçu une attention accrue. Dans les Amériques, en Europe et en Afrique, les initiatives émergentes autour de la mémoire de l'esclavage dans la sphère publique résultent en grande partie des luttes politiques menés par les acteurs sociaux en vue de la justice sociale, ou des politiciens cherchant le prestige.
Festivals, Monuments et musées locaux en souvenir de l'esclavage permettent de recréer, réinventer et repenser ce passé difficile. Mais la mémoire officielle de l'esclavage n'est pas une transmission directe. Il appartient plutôt à la sphère de la post-mémoire (Hirsch, 1997), à une espace de transition où le passé est revécu, réédité et ré-expérimenté. Malgré l'évocation de la traite négrière de l'Atlantique et des souffrances endurées par les Africains asservis avant leur embarquement pour les Amériques, la plupart des ces initiatives transmettent des représentations conventionnelles et stéréotypées de l’esclavage.
Bien que ces récits ont le mérite d’avoir attiré l’attention de l’opinion publique et des nombreux touristes locaux et internationaux, ils ont tendance à effacer les multiples dimensions liées aux expériences des victimes, en renforçant divers stéréotypes et en omettant, pas exemple, la participation des certaines familles africaines à la traite négrière européenne des Africains. Ils ne doivent pas non plus être confondus avec les mémoires locales de l'esclavage, celles-ci directement liées aux expériences privées des descendants, à leurs pratiques séculières et religieuses, (chrétiennes, musulmanes et vaudou) dont l’héritage familial semble encore organiser les relations de pouvoir au Bénin, l'ancien Royaume du Dahomey, et plus généralement en Afrique de l'Ouest.
La série photographique Cham 2011 est organisée en deux parties. La première partie donne un aperçu de l'émergence d'une mémoire publique de l'esclavage et d’une politique culturelle destinée principalement au tourisme mémoriel. Il éclaire sur la façon dont les conceptions européennes et américaines du patrimoine et du tourisme sont transplantés, adapté et transformé en Afrique de l'Ouest, notamment au Ghana, au Sénégal et au Bénin, et comment cette mémoire publique a été construite pour remplir les attentes des touristes Européens, Afro-américains et Afro-Caribéens qui étaient et sont encore la cible principale des projets axés sur l'héritage de l'esclave atlantique.
La deuxième partie, plus étendue, se concentre sur la complexe transmission des mémoires de l'esclavage en Afrique de l'Ouest. Cela reste une affaire locale et privée. L'esclavage représente un passé à la fois moral et socialement difficile à accepter. Par conséquence, la mémoire de ce passé n’a pas disparu mais elle a été intégré dans des formes alternatives de narration, trop complexes pour être incluses dans une politique de mémoire publique. D'une part, il y a la mémoire familiale des principaux descendants des marchands d'esclaves.
Il s’agit des familles riches qui ont maintenu une position de prestige et occupent historiquement les places plus importantes au-sein de l'administration publique : les afro-brésiliens ou Agoudas, les plus importants marchands d’esclaves au Bénin en époque esclavagiste, détiennent aujourd’hui le pouvoir dans l’économie nationale.
D'autre part, il y a les mémoires discrètes et secrètes des descendants des victimes, la plupart desquelles sont d’origine yoruba. Pour ceux-ci, principalement des paysans des villes du nord, Ketou, Abomey Savé, Sevalou, l'esclavage de leurs ancêtres reste un tabou, un obstacle à l'ascension sociale, et sa divulgation peut entrainer un véritable déclassement social. En effet, le rapport au passé de l’esclavage varie en fonction du groupe d’appartenance : on revendique cette mémoire et on l’exprime à travers le récit oral et les pratiques rituelles (le Buriyan pour les chrétiens afro-brésiliens, le culte Tchamba pour les animistes) si on s’y reconnaît descendant de maître. On a tendance à cacher cette mémoire et a ne pas l’exprimer publiquement si on s’y reconnaît descendant d’esclave.
La série Cham 2011 est une première pierre pour contribuer à une réflexion sur l’importance de ce patrimoine et en même temps tracer à travers les images les évolutions de cette mémoire vivante, souvent implicite et incorporée, marqué par le tabou et par le secret familial ; une mémoire capitale qui échappe souvent aux commémorations officiels du tourisme de masse.
Nicola Lo Calzo