Casta: Racialité, mémoire et communauté dans le Sud des Etats-Unis.
Les vives émotions suscitées auprès du grand public par le film « 12 Years A Slave » du réalisateur britannique Steve McQueen témoignent de l’importance des questions mémorielles et raciales au sein de la société américaine. Ce film souligne avec force l’acuité du problème posé par les héritages de l’esclavage aux Etats-Unis. Cet événement central de l’histoire nord-américaine est loin d’être une affaire classée. L’engouement pour ce film révèle que l’esclavage est une période clé, tantôt occultée, tantôt réhabilitée, tantôt réinterprétée, mais qui reste véritablement au cœur du rapport des Américains pour l’histoire. Il y a trente ans, « Racines », le livre d'Alex Haley, avait suscité autant d'émotions et de débats.
Un des plus lisibles héritages de l’esclavage aux Etats-Unis est la géographie racisée. En 2005, la destruction de la ville de New Orleans par l’ouragan Katrina dévoila au monde entier, non sans un certain embarras, que la géographie de la ville de New Orleans était restée la même depuis l’époque de la ségrégation raciale et, même plus loin, de la société esclavagiste. Les fantômes du racisme et de la ségrégation se sont matérialisés face aux images des maisons qui, éventrées par la force de l’ouragan, ne camouflaient plus la pauvreté et la misère qui y régnaient. Et dans ces maisons habitaient principalement des Afro Américains.
En partant de ces images, j’ai choisi d’entreprendre une recherche documentaire dans le Sud des Etats-Unis, en Louisiane et Mississippi, avec l’objectif de comprendre les origines de cette géographie racisée et la façon dont les catégories raciales peuvent façonner les concepts de mémoire, de patrimoine et de lieu, outre que les relations économiques, politiques et interpersonnelles.
La série présentée ici a été réalisée en Louisiane et Mississippi, deux anciens états confédérés, qui partagent une histoire commune : la colonisation française, l’économie de plantation, l’esclavage, le traumatisme de la guerre civile, la reconstruction, la ségrégation, la décadence économique, la récente reconversion de l’économie dans le tourisme de masse. Dans mon travail photographique, je me suis attaché à montrer les mémoires liées à l’époque Antebellum (qui précède la guerre civile américaine et l’émancipation des Noirs) et à la ségrégation raciale, en photographiant certaines formes modernes de transmission de la mémoire et de réappropriation du passé.
Parmi les nombreuses communautés enracinées dans ces territoires, trois font l’objet de cette étude : la communauté noire, créole et blanche. La proximité physique ne produit pas d’interaction entre les différentes communautés. Elles restent, pour la plupart, séparées, revendiquant patrimoines et traditions différents liés à des espaces exclusifs qui font appel à une mémoire choisie et sélective du passé.
Ceux qu’on appelle les Black Indians, par exemple, se pensent comme les descendants des esclaves marrons et des Amérindiens résistants, en opposition aux esclaves dans les plantations. Les familles blanches de Natchez, aujourd’hui appauvries et prolétarisées, se perçoivent comme les héritières d’un passé glorieux lié à la richesse du coton, banalisant le drame de l’esclavage. Les Créoles comme les descendants des libres de couleur, héritiers de la plus ancienne bourgeoisie noire des Etats Unis, minimisent le fait que la plupart de leurs ancêtres étaient propriétaires d’esclaves.
A partir des discours et des témoignages des personnes interviewées, le dénominateur commun entre les communautés semble être la référence constante à la guerre civile américaine, considérée comme le fossé entre deux mondes. D’un coté, la mémoire de l’esclavage, centrale dans la réflexion de la communauté afro-américaine (voir les activités menés par le Zulu Social Aid & Pleasure Club, l’église de St Peter Claver, ou encore les tribus des Black Indians) ; de l’autre, les fastes et les gloires de la belle époque Antebellum , quand les communautés blanches et créoles de la Louisiane étaient parmi les plus riches des Etats Unis ( comme témoignent les activités du Natchez Garden Club , le tourisme de loisir dans les plantations, les reconstitutions historiques de la guerre civiles, etc…).
Les photographies, réalisées au cours de six mois de recherche (2013-2014) dans le cadre d’une résidence auprès du Joan Mitchell Center de New Orleans, souhaitent rendre compte de la complexité et des contradictions, liées à la mémoire dans le South américain, dans un territoire affecté par les injustices sociales et les discriminations raciales, interrogeant comment et pourquoi les communautés s’approprient le passé, la façon dont elles le pensent à travers les catégories raciales, et les formes par lesquelles elles le transmettent dans le présent aux générations futures.
Nicola Lo Calzo